Luther vu par… Charles Read

 

Luther PlaymobilVoici le premier épisode de notre série d’articles
Luther vu par…

Pour ce cinq-centenaire de la publication des 95 thèses, nous croiserons les regards sur Luther avec une série de neuf d’articles faisant appel à des auteurs variés : pasteurs, prêtres, théologiens, artistes ou journalistes. Elle sera publiée sur notre site à  un rythme mensuel. Neuf thèmes, neuf points de vue pour un regard neuf sur un réformateur toujours autant d’actualité.

 

1517-2017 : Disputatio D. Martini Luther theologi, pro declaratione virtutis indulgentiarum, par Corinne Gibello-Bernette.

phoenix Ille

Portrait de Luther et seize petits sujets relatifs à la vie du réformateur, estampes gravées par J.-B. Paravicinus [Johann Baptist Paravicini], circa 1656-1676.

PHÆNIX ILLE 1517. Ce singulier titre porté au dos d’un ouvrage relié en basane ordinaire va en 1858 attirer l’œil de Charles Read [1], collectionneur de livres imprimés du XVIème siècle et de plaquettes imprimées des premiers temps de la Réforme en Allemagne (1520-1530). En feuilletant l’ouvrage, il remarque une note manuscrite en latin collée au verso du plat et, une fois encore, son œil aguerri de collectionneur remarque les dernières lignes de la note :

(…) Disputatio in quam Megalo-theandri Martini Luther pro declarationevirtutisindulgentiarumvulgo XCV theses von Ablassnuncupata (…).

Une seconde note manuscrite, cette fois rédigée en français, décrit brièvement ce que contient le volume, à savoir onze textes, excessivement rares en Allemagne, d’où l’auteur de la note les a rapportés. Il indique qu’ils sont tous contemporains des germes de la Réforme, imprimés à Wittenberg, et presque tous l’œuvre de Luther.

Onze textes, appelés également plaquettes dans le jargon des historiens de l’édition et rassemblés dans un recueil factice, qualifiés de pamphlets par celui qui signe de ses seules initiales « C.R. ». Le septième, le phénix par excellence, contient les 95 thèses de Luther. Œuvre célèbre de Luther, elle met sous les yeux la marche et l’audace des libéraux du temps. Rien n’est intéressant comme sa lecture, lorsqu’on a quelques notions de l’époque où il fut écrit.

En dénichant par hasard cet ouvrage dans une boîte à livres d’un bouquiniste à Paris, Charles Read devient le possesseur d’un ensemble d’éditions originales rarissimes [2] car connues aujourd’hui seulement à quelques exemplaires de par le monde – datant des années 1517-1522.

Charles Read

Portrait de Charles Read (1819-1898), copyright S.H.P.F.

On doit à cette grande figure du protestantisme français la première traduction en français de ce texte de Luther. En effet, c’est en 1870 qu’il fait paraître Phoenix ille : les 95 thèses de Luther contre les indulgences, réimprimées d’après l’original latin et entièrement translatées en français pour la première fois. Souvenir du Concile de Trente offert aux Pères du Concile œcuménique de Rome 1869 par un bibliophile [3], comme l’indique la page de titre de l’ouvrage.

Par cette traduction, il permit à un plus large public en France de prendre connaissance de ces thèses, dont il faut rappeler que la publication en langue vulgaire ainsi que le Sermon sur l’indulgence et la grâce (ce dernier publié au printemps 1518) furent ressentis comme un coup de tonnerre en Allemagne, selon les mots de Jules Michelet.

Cette immolation de la liberté à la grâce, de l’homme à Dieu, du fini à l’infini, fut reconnue par le peuple allemand comme la vraie religion nationale, la foi que Gottschalk avait professée dès le temps de Charlemagne, au berceau même du christianisme allemand, la foi de Tauler, et de tous les mystiques des Pays-Bas. Le peuple se jeta avec la plus âpre avidité sur cette pâture religieuse dont on l’avait sevré depuis le quatorzième siècle. Les propositions furent imprimées à je ne sais combien de mille, dévorées, répandues, colportées. Luther fut lui-même alarmé de son succès. « Je suis fâché, dit-il, de les voir tant imprimées, tant répandues ; ce n’est pas là une bonne manière d’instruire le peuple. Il me reste moi-même quelques doutes. J’aurais mieux prouvé certaines choses, j’en aurais omis d’autres, si j’avais prévu cela. ».[4]

Le texte manuscrit autographe de Luther n’a pas été retrouvé, malgré de nombreuses recherches dans les collections tant publiques que privées. Peut-être le retrouvera-t-on un jour par hasard, qui sait… Il semblerait que la première édition imprimée à Wittenberg en octobre 1517 ait été perdue également. Nulle trace à ce jour dans les catalogues des bibliothèques nationales en Europe ou dans les grandes bibliothèques américaines. L’édition imprimée du recueil factice acheté par Charles Read est une réimpression publiée à Bâle en décembre 1517 par l’éditeur Adam Pétri. Les recherches récentes en lien avec la commémoration des 500 ans de la Réforme confirment que l’année 1517 marque un tournant, notamment avec la diffusion des thèses de Martin Luther, leur basculement dans la sphère publique qui va de pair avec le développement de l’imprimerie. Il est paradoxal de constater que ce basculement s’effectue avec un texte aussi ardu pour un non-initié que sont les 95 thèses, écrites, pensées pour une dispute académique entre théologiens (et qui plus est en latin), non pour une diffusion à grande échelle auprès d’un large public.

De même, les représentations iconographiques d’un Martin Luther à la porte de la chapelle du château de Wittenberg avec ses 95 thèses placardées peuplent notre imaginaire collectif. L’affichage des thèses universitaires sous la forme de placard (l’ancêtre de l’affiche) étaient une pratique courante à Wittenberg et dans les villes universitaires allemandes au début du XVIème siècle. Martin Luther ne se démarque donc pas de ses collègues. Mais a-t-il en personne placardé ses thèses ou a-t-il confié cette opération à l’un de ses proches ? Les historiens s’interrogent toujours sur ce point. Seule certitude, les 95 thèses ont bel et bien été imprimées sous forme de placard. La fragilité du support papier, les aléas de l’Histoire expliquent que seuls six exemplaires ont été conservés au fil des siècles [5].

Mais au fait, avez-vous déjà lu ce texte dont tout le monde parle en cette année 2017 ? Si tel n’était pas le cas, les nouvelles technologies permettent de compenser la rareté des éditions papier et offrent la possibilité à tout un chacun de lire ce texte emblématique des débuts de la Réformation [6]. De se poser la question de la signification du geste de Martin Luther un certain 31 octobre 1517…

Pour ma part, s’il y avait une thèse à retenir, je choisirais celle-ci : LXII Le vrai trésor de l’Église, c’est le sacro-saint Évangile de la gloire et de la grâce de Dieu.

Laquelle choisiriez-vous ?


Notes

[1] Musée virtuel du protestantisme : notice bibliographique de Charles Read. En ligne : https://www.museeprotestant.org/notice/charles-read-1819-1898

[2] Charles Read a fait don de l’ouvrage à la Bibliothèque de la Société de l’histoire du protestantisme français. C’est aujourd’hui l’un des fleurons des collections conservées dans la réserve de cette institution.

[3] Plusieurs versions numérisées de cette édition conservées dans des bibliothèques américaines ou suisses sont accessibles en ligne, comme par exemple : https://books.google.ch/books?vid=BCULVD2246719

Les citations sont extraites des pages 10 et 11 de l’avant-propos rédigé par Charles Read.

[4] Jules Michelet, Mémoires de Luther écrits par lui-même, Paris, Mercure de France, 1990 (Le temps retrouvé, XXVII), p. 54.

[5] En ligne : https://www.themorgan.org/exhibitions/word-and-image et https://www.europeana.eu/portal/fr/record/2048301/providedCHO_AUR_1517_X_31.html?q=Luther+1517#&gid=1&pid=1

[6] En ligne : https://www.e-rara.ch/bau_1/content/pageview/69646 et https://lutherinoxford.wordpress.com/2016/05/20/the-three-oldest-prints-of-martin-luthers-ninety-five-theses/


Suggestions de lecture

  • Martin Luther, Les quatre-vingt-quinze thèses, 1517 : débat universitaire destiné à montrer le pouvoir des indulgences, introduction, traduction et notes par Matthieu Arnold, Lyon, Olivétan, 2015. Une passionnante introduction à la lecture des 95 thèses
  • Marc Lienhard, Luther, Genève, Labor et fides, 2016.
  • Matthieu Arnold, Luther, Paris, Fayard, 2017.
  • Martin Luther, Une anthologie, 1517-1521, éd. par Frédéric Chavel et Pierre-Olivier Léchot, Genève, Labor et fides, 2017.
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